Apprendre à lire – des pistes d’après N. Stephenson – Analyse d’un passage de L’âge de diamant.
La littérature peut être source d’inspiration et de réflexion sur nos pratiques.
Il existe des textes avec intention didactique, je pense aux « Textes Littéraires Sérieux » par analogie avec les jeux sérieux dans un autre domaine. Je pense au roman « Le monde de Sophie »
Pour l’enseignement de la langue française, il y a La grammaire est une chanson douce, dont l’objectif premier est de parler de grammaire, linguistique, avec probablement une intention didactique, ou encore Le livre de Némo. Ces livres sont très utiles et les enseignants s’en saisissent souvent, si l’on en croit les nombreux articles sur les blogs de profs, que ce soit pour accrocher l’intérêt des apprenants, ou comme support de leur enseignement.
J’en ai lu, j’en ai exploité parfois. Et pourtant, j’ai souvent ressenti de la frustration : le manque de plaisir littéraire venait faire échouer la bonne idée de départ « ils apprendraient mieux en lisant une histoire sympa ». On voudrait me faire apprendre en lisant et je sens bien qu’encore une fois je lis pour apprendre. Les jeux sérieux me font le même effet. On dirait un piège grossier. Alors qu’il ne devrait pas y avoir besoin de piège, de stratagème pour amener à lire, écrire, apprendre. Je pense que si on crée les conditions de l’envie d’apprendre, alors le jeu, la lecture, tout devient prétexte à l’apprentissage, dans le plaisir créé par l’envie, et non plus dans l’injonction à prendre plaisir à ce que l’on fait. Mais je m’égare, revenons-à-nos-moutons.
Il y a donc, à côté de la littérature qui traite intentionnellement de sujets utiles aux enseignants, des auteurs qui décrivent, pour répondre aux besoins de leur histoire, un moment d’enseignement ou encore le fonctionnement de la langue.
Si l’auteur est bon, le passage est plaisant à lire, on n’a pas l’impression qu’on a essayé de nous asséner une leçon ni vu ni connu, et l’analyse est pertinente.
Je trouve que c’est le cas de cet extrait de l’Age de diamant Premières expériences de Nell avec le Manuel. Ce passage m’a interpellée parce que l’auteur semble avoir saisi la complexité des éléments à prendre en compte dans l’enseignement-apprentissage de la lecture ainsi qu’en pédagogie. La démarche adoptée par le « livre-accompagnateur » présente de nombreuses similitudes avec ma démarche d’accompagnement des adultes en alphabétisation.
Voici donc une analyse de ce texte, du point de vue de la didactique de l’alphabétisation.
Mon analyse |
Extrait |
Raconter des histoires plutôt qu’enseigner à travers un vocabulaire techniques |
« Il était une fois une petite princesse appelée Nell » |
Influence de la voix, et en particulier de l’intonation |
« Le livre avait une voix de contralto superbe et il parlait avec un accent digne des Vickys les mieux éduqués. La voix était celle d’une personne réelle – même si elle était bien loin de toutes celles que Nell connaissait. Elle s’élevait et retombait comme un lent ressac sur une plage tropicale et, quand Nell fermait les yeux, elle l’emportait sur un océan de sensations. » |
Ne pas négliger l’aspect affectif : l’enseignement / apprentissage se fait entre un apprenant et un accompagnateur / facilitateur / guide, la personnalité de cette personne, sa posture, et la relation entretenue avec l’apprenant ont une incidence sur l’engagement dans l’activité d’apprentissage. |
Ici l’aspect affectif passe à travers le côté agréable de la voix, le fait que son accent soit érigé en modèle, la connivence créée par le fait que l’histoire inventée porte le nom de Nell, de son frère Harv et de ses jouets. |
L’ancrage dans la réalité personnelle de la personne est important pour rendre plus concret l’apprentissage (aspect affectif encore une fois, sensations) |
« Il était une fois une petite princesse appelée Nell, qui était emprisonnée dans un grand Château noir sur une île au milieu d’un vaste océan, avec un petit garçon appelé Harv, qui était son ami et son protecteur. Elle avait aussi quatre amis intimes, dénommés Dinosaure, Canard, Peter Rabbit et Pourpre. » |
L’appui sur le déjà-là pour aborder de nouvelles notions |
« Harv et la princesse Nell ne pouvaient pas quitter le Château noir, mais de temps en temps, un Corbeau venait leur rendre visite…« C’est quoi, un corbeau ? » dit Nell. »
« L’illustration était une peinture haute en couleurs, montrant une île vue du ciel. L’île pivota vers le bas et sortit de l’image, se muant en un panorama sur l’océan à l’horizon. Au milieu, un point noir. L’image zooma sur le point noir, qui se révéla un oiseau. De grosses lettres apparurent en dessous. « C-O-R-B-E-A-U, dit le livre. Corbeau. » |
L’utilisation de l’imaginaire permet d’aller au-delà de la réalité actuelle et d’aborder des mots nouveaux, des apprentissages qui ne font pas partie de notre quotidien. |
« Il était une fois une petite princesse appelée Nell, qui était emprisonnée dans un grand Château noir sur une île au milieu d’un vaste océan. » |
Valorisation de l’apprenant |
« — Très bien. Nell, tu es une petite fille intelligente et tu sais faire plein de choses avec les mots. Peux-tu m’épeler le mot corbeau ? »Nell hésita. Elle était encore toute rouge du compliment. »
« — Très bien ! Tu es une petite fille intelligente, Nell, et bonne en écriture », dit le livre. » |
Répétition |
« C-O-R-B-E-A-U, dit le livre. Corbeau. Maintenant, répète après moi.— Corbeau.
(…) Puis l’image du corbeau revint, avec les lettres écrites en dessous « Corbeau. Peux-tu épeler corbeau, Nell ? » » |
Encouragement à aller au-delà de sa zone proximale de développement |
« Peux-tu épeler corbeau, Nell ? » Une main se matérialisa sur la page et pointa vers la première lettre.« C, dit Nell.
— Très bien ! Tu es une petite fille intelligente, Nell, et bonne en écriture », dit le livre. Puis il pointa vers la seconde : « Quelle est cette lettre ? » Celle-ci, Nell l’avait oubliée. Mais le livre lui raconta l’histoire d’un Ouistiti Orange nommé Oscar. » |
Utilisation de l’oral comme support à l’apprentissage de l’écrit |
« mais de temps en temps, un Corbeau venait leur rendre visite…« C’est quoi, un corbeau ? » dit Nell.
L’illustration était une peinture haute en couleurs, montrant une île vue du ciel. L’île pivota vers le bas et sortit de l’image, se muant en un panorama sur l’océan à l’horizon. Au milieu, un point noir. L’image zooma sur le point noir, qui se révéla un oiseau. De grosses lettres apparurent en dessous. « C-O-R-B-E-A-U, dit le livre. Corbeau. Maintenant, répète après moi. — Corbeau. — Très bien. Nell, tu es une petite fille intelligente et tu sais faire plein de choses avec les mots. Peux-tu m’épeler le mot corbeau ? » » |
Utilisation de la narration comme pivot pour passer de l’oral à l’écrit |
L’ensemble du passage |
Utilisation de l’image comme support |
« L’illustration était une peinture haute en couleurs, montrant une île vue du ciel. L’île pivota vers le bas et sortit de l’image, se muant en un panorama sur l’océan à l’horizon. Au milieu, un point noir. L’image zooma sur le point noir, qui se révéla un oiseau. » |
Ancrer l’apprentissage de mots nouveaux dans un contexte |
L’illustration était une peinture haute en couleurs, montrant une île vue du ciel. L’île pivota vers le bas et sortit de l’image, se muant en un panorama sur l’océan à l’horizon. Au milieu, un point noir. L’image zooma sur le point noir, qui se révéla un oiseau. De grosses lettres apparurent en dessous. « C-O-R-B-E-A-U, dit le livre. Corbeau. |
Le facilitateur doit être patient, ne pas se décourager des échecs et lenteurs de l’apprentissage de la personne qu’il accompagne. |
« Celle-ci, Nell l’avait oubliée. Mais le livre lui raconta l’histoire d’un Ouistiti Orange nommé Oscar. » |
L’utilisation de mots repères est importante pour étayer l’apprentissage d’un graphème. |
« « C comme Courir », dit le livre. L’image poursuivit sa métamorphose et devint une image de Nell qui courait. Bientôt, apparurent sous ses pieds des taches multicolores. « Nell Court sur des Cailloux Colorés », dit le livre, et tandis qu’il parlait de nouveaux mots apparurent. « Pourquoi est-ce qu’elle court ?— Parce qu’une Oie Odieuse l’y a Obligée », dit le livre, qui élargit l’image pour révéler un volatile jacassant, mais son agitation n’avait rien de bien redoutable pour l’agile Nell. L’oie, déçue, s’aplatit en cachant son cou sous son aile et sa silhouette dessina une nouvelle lettre, minuscule. « O comme Oie. Rebutée, l’oie Renonce et se Recouche, Ridiculisée par la Rapidité de la Réaction de Nell. »
L’histoire se poursuivit, pour inclure un Beau Berger Bouche Bée devant un Étrange Elfe Excité qui Apprivoisait un Agile Alligator Unijambiste en Uniforme. » |
L’utilisation de la visualisation aide la mémorisation. |
« — Parce qu’une Oie Odieuse l’y a Obligée », dit le livre, qui élargit l’image pour révéler un volatile jacassant, mais son agitation n’avait rien de bien redoutable pour l’agile Nell. L’oie, déçue, s’aplatit en cachant son cou sous son aile et sa silhouette dessina une nouvelle lettre, minuscule. « O comme Oie. Rebutée, l’oie Renonce et se Recouche, Ridiculisée par la Rapidité de la Réaction de Nell. » » |
Déroulement de l’enseignement/apprentissage dans ce passage : raconter une histoire, l’ancrer dans le quotidien de l’apprenante, introduire du nouveau dans du connu, le contextualiser, susciter l’envie d’en savoir plus, répondre aux questions, rebondir pour faire acquérir l’écrit, faire répéter, questionner, encourager à aller au-delà de ce que la personne sait déjà, à prendre des risques, à se tromper, féliciter, donner des éléments pour que l’apprenant puisse se corriger, ne pas insister lorsque l’élément nouveau n’est manifestement pas acquis, reformuler. |
En cherchant des œuvres littéraires qui traitent de l’apprentissage, je me suis souvenue du Bourgeois gentilhomme ainsi que des films My fair Lady et Le discours d’un roi concernant la prononciation, mais ce sera l’objet d’une autre réflexion…
L’article à travers le regard (et la plume) de Cindy Daupras